LE GUETTEUR
Une silhouette a surgi hors de la brume.
Le guetteur plisse les yeux. Sa garde a débuté de nuit, et il est épuisé. Plusieurs fois, il a dû sortir de sa guérite, au dessus de la porte nord, pour nettoyer les hublots extérieurs. Il a plu cette nuit, des Lignes Noires, sombres et huileuses.Ça ne brûle pas la peau pas en cette saison. Mais si on ne nettoie pas assez vite, ça durcit sur les vitres, et ça obstrue le champ de vision. Les hublots sont des vestiges de l’Hier, d’un verre plus dur, plus translucide, mais aussi plus salissant que les ersatz grossiers que l’on se procure auprès des artisans ambulants. Depuis ce matin, le guetteur regarde avec irritation les traces qu’il n’a pas nettoyées assez rapidement. Son premier devoir est de préserver la Tour... Dans son énervement, un instant, son regard s’est détaché de la Lisière. Et il n’a pas vu l’homme apparaître. Mais le voilà, entouré par les brumes, comme vomi par la forêt, entre chien et loup...
Cela n’arrive pas souvent. Cela n’arrive pas à l’aube. Qui voyage de nuit dans les terres gâchées ? Le guetteur ne quitte pas la silhouette des yeux. Sous son chapeau à bords plats, le voyageur, voûté, immobile, observe le bourg fortifié... Un éclaireur ? Le guetteur sent la crainte s’immiscer en lui. Son esprit fatigué manque de force et de clarté. Heureusement, il n’a pas besoin de penser pour obéir au Protocole. D’un geste mécanique, mille fois répété, il actionne le levier d’alarme rouillé. Il n’entend pas le tintement des cloches qui réveille son frère deux étages plus bas. Mais il a confiance chaque jour, les cordes sont vérifiées avant de débuter le guet. La milice et l’Advaer seront vite avertis. En attendant, le guetteur reste seul face à cet étranger. Seul face à la brume.
Une seconde silhouette, plus tassée, apparaît auprès de la première. Elle pointe du doigt les hublots de la Tour. Deux paires d’yeux sont à présent rivés sur la position du guetteur. Un homme et un nain, vêtements usés, foulards crasseux... et armes apparentes. Des maraudeurs ? Il déglutit et sent au fond de sa gorge asséchée le goût rance de la peur. Surtout ne pas penser. Ne pas imaginer. Ce qui se terre dans le brouillard et dans la nuit ne compte pas. Seul compte le Protocole. Le guetteur doit réveiller le Dragon.
Le Protocole est toujours le même, ça le rassure. Les mots à prononcer, les touches à enfoncer, les lumières, les symboles vibrants qui illuminent la chambre de contrôle. Et le clignotement rouge...
A chaque fois qu’il se trompait, lors des répétitions, son père l’emmenait hors de la Tour pour le corriger dans la rue, à la vue de tous. Car tous devaient savoir que la tradition des guetteurs perdurait, que le Protocole était transmis, gravé dans la mémoire à coups de ceinturon. Le secret du Dragon garantissait la survie de leur famille. Sans lui, les guetteurs cessaient d’être essentiels,
et les bouches inutiles pouvaient rapidement se trouver rejetées dans le wasteland. Plusieurs savants avaient tenté d’étudier le Protocole, mais les guetteurs les avaient systématiquement éconduits, avec l’appui de l’Advaer. Il n’était pas
tolérable que des étrangers s’intéressent de trop près au sommeil du Dragon.
Son doigt se pose lentement sur les touches, une à une, selon l’ordre complexe que jamais sa famille n’a compris, mais qu’elle sait reproduire avec application. Ainsi que les paroles sacrées:
– Inichia-layze Targuette Sik-Wence.
– Target Sequence Initializing, répond la voix froide et métallique.
Les lumières dansent sur la console. Le clignotement rouge s’intensifie, mais le guetteur l’ignore. Le dôme entrouvert de la Tour laisse apparaître la gueule du Dragon, les seize tubes d’acier brillant, qui se mettent à tourner autour de leur axe central, dans un vrombissement agressif. Les deux étrangers l’ont vu. L’homme au chapeau reste
immobile. Le nain recule d’un pas. Il renonce?
La voix murmure à l’oreille du guetteur :
– Multiple Target Detected.
Et lui montre l’image de cinq formes rougeoyantes. Les deux éclaireurs et trois autres silhouettes, encore dissimulées, dont une très imposante. Les yeux du Dragon peuvent percer les brumes, voir à travers arbres et rocs pour repérer leurs proies.
– Engage Fire Sequence?
– Aen-gayje!
répond le guetteur sans hésiter.Les tubes métalliques vrombissent de plus belle, le Dragon gronde et
pose son regard de braise sur les intrus : cinq traits de lumière rouge dardent dans cinq directions pour se poser sur leurs cinq cibles Qu’ils sachent qu’ils n’ont nulle place où se cacher. Qu’ils ressentent à leur tour la peur.
– Multiple Target Locked.
Le nain détache de son dos une arbalète massive qu’il pointe instinctivement en direction de la Tour, mais son camarade met la main sur
l’arme pour l’empêcher de tirer. Sage décision. Le Dragon n’a plus craché ses flammes depuis le grand siège d’Arthur, trois cents ans plus tôt. On raconte encore comment son souffle balaya l’assaut du Grand Roi, et comment, lorsqu’il se fut emparé de la ville après l’avoir affamée, il lui accorda son indépendance, ordonnant que nul ne s’empare des secrets du Dragon. À présent, le Dragon trop longtemps sevré a soif de carnage. Comme un chien tirant sur sa laisse, il invite le guetteur à le laisser s’ébattre. Mais le signal rouge clignote toujours...
L’étranger au chapeau fait un geste en direction de la Lisière, et ses trois autres compagnons apparaissent au grand jour. Deux fangeux, mal recouverts par leurs ignobles hardes, et un homme de forte stature monté sur un cheval énorme à crinière de feu. Il avance crânement, précédant les deux scroungers qui tentent de s’abriter derrière sa monture. Sous l’œil inflexible du Dragon, toujours braqué sur lui, le cavalier s’arrête et parle avec force:
«Je suis Braban de Melk, en route pour la Table Ronde où le Roi Arthur VIII me fait mander pour mon premier repas... Ces gens sont mes compagnons. Nous demandons asile en cette enceinte, au nom des vieux serments et des usages de la Route». Pour appuyer ses dires, l’étranger agite un morceau de métal tenu au bout d’une chaîne.
Le guetteur retient son souffle... il attend... il ne doit pas penser. La peur est encore là. Enfin, la trappe s’ouvre à ses pieds, laissant apparaître le faciès rougeaud de l’Advaer:
«Bougre d’âne, vas-tu faire taire ton engin du Diable ? Nous sommes prévenus de la venue de ce chevalier... on dit qu’il monte un cheval fée, c’est sûrement lui! Rendors ta bête, et laisse moi accueillir notre hôte»
Il respire enfin. Pas de tuerie aujourd’hui. Il fait taire le vrombissement du Dragon et le remet en sommeil. Le clignotement rouge n’a pas cessé, et continuera jusqu’à l’extinction de la console. Ce message inconnu est apparu il y a trois cents ans, après le grand siège d’Arthur. Aucun Advaer n’en a jamais été informé. Les guetteurs n’ont jamais été certains de sa signification. Mais ils comprennent que c’est une mise en garde. Le Dragon est malade. Il peut encore gronder, mais sait-il encore mordre ?
Alors que la cité s’éveille pour honorer la tradition de l’Accueil, le guetteur reprend sa veille. Seul face au secret. Seul face à la brume. Seul face à la peur, et au message de l’Hier qui clignote toujours en lettres rouges.
«Ammunition Depleted
Reload
Reload
Reload...»
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On obtient plus de choses en étant poli et armé d'un bolter qu'en étant juste poli".