Quelle idée saugrenue de me faire lever aussi tôt, songea Borson. A moins bien sûr, que Herioch Shmolz ne soit sur une enquête. Le célèbre enquêteur attendait debout sur le pas de la porte. Le demi-elfe fumait sa pipe fétiche, signe qu'il était plongé dans une intense réflexion. La porte était entrouverte et Borson pouvait distinguer dans le couloir deux membres de l'Harmonium discutant du cadavre attaché et égorgé qui gisait à leurs pieds. L'oeuvre d'un sadique, pensa Borson, peut-être même un de ces elfes-noirs disciples de la Déesse Araignée. Mais il n'eut pas le temps de poursuivre plus avant ses réflexions car un des soldats passa devant Shmolz et s'avança vers lui :
_Papiers d'id…
_…Borson, je suis Henk Borson et j'accompagne monsieur Shmolz dans…
_Ouais, ouais on sait, ça m'étonnerait que vot' détective il y comprenne quoi à toute cette pagaille mais bon, sait-on jamais. Moi je m'en vais, j'en ai assez vu. Et puis j'ai j'ai le gosier sec comme des meules de Guenaude moi.
Le grossier personnage s'éclipsa et son rire gras se perdit dans la foule alentours. L'autre soldat ne bougea pas de son poste.
_Shmolz ? tenta Borson
Le détective garda les yeux fixé vers le mur un cours instant avant de sortir de sa rêverie. Il était grand et mince, et son visage aux traits droits rappelait une sorte de rapace, avec un menton presque pointu et un regard brillant d'intelligence. Ses longs cheveux bruns tombaient en cascade sur ses épaules.
_Borson ! Je suis content que vous soyez là ! La maison d'un honnête marchant, trois gardes assassinés, de nombreux bijoux et objets volés. L'enquête touche à sa fin. La mienne également.
_Hein ? Déjà ? Mais comment ? Borson n'en croyait pas ses oreilles, à tel point qu'il se demanda si Shmolz ne tentait pas d'apporter une pointe de dérision à toute cette affaire. Devant l'expression étonné de son compagnon de toujours, Shmolz rangea soigneusement sa pipe dans un pan de sa veste avant de désigner de son long bras maigre le cadavre.
_Vos conclusions, docteur.
_Hum, hé bien… tout d'abord, ce pauvre bougre (sûrement un garde d'après l'armure qu'il porte) a été immobilisé à l'extérieur, par l'intermédiaire d'un quelconque sort. Il a ensuite été trainé à l'intérieur de la maison, où il a été à un moment ou un autre la cible du groupe de voleurs.
Borson s'approcha du corps.
_L'artère aorte a été sectionnée... je dirai par un poignard ou une autre lame courte.
_Mon cher Borson, vous avez saisi une partie de la réponse : ce garde est mort suite à un coup de poignard. Mais ce n'est pas là l'essentiel. En effet, en partant du principe que le but de l'expédition nocturne du supposé cambrioleur était le vol, on pourrait arriver à la même conclusion. Seulement, pourquoi diable assassiner un garde déjà attaché et bâillonné ?
_Heu… je ne sais pas, peut-être que le groupe comportait un elfe noir et… hé mais attendez, vous dîtes qu'il n'y avait qu'un seul cambrioleur ?
_C'est exact docteur.
_Mais comment ?
_Un disque de Tenzer. Mais vous allez comprendre le fin mot de cette histoire Borson. Et je le répète : il ne s'agissait pas d'un cambriolage.
Le soldat de l'Harmonium, qui n'avait toujours pas bougé d'un pouce, se plaqua contre le mur, manquant de trébucher sur le défunt.
Shmolz avançait à grands pas et son ami docteur avait du mal à le suivre. Le détective s'arrêta devant une porte dont la clenche avait semble-t-il été arrachée. D'autres portes avaient subi le même sort.
_Regardez attentivement, Borson, la manière dont cette clenche a été ôtée.
_Je ne vois rien rien d'anormal, Shmolz. On dirait simplement que quelqu'un l'a fait sauter d'un coup de poignard.
_Regardez plus attentivement.
_Non, toujours rien.
Tout naïf qu'il était, Borson, par manque d'imagination et de talents d'investigateur, avait imaginé un quelconque hobgobelin tout en armure faisant sauter les clenches et transportant tout son butin à bout de bras. Il fit part de sa théorie à Shmolz, qui ne put réprimer un sourire avant de répondre calmement :
_Mais ne pensez vous pas, mon cher Borson, que le bruit aurait alerté les gardes qui se tenaient juste à l'étage supérieur ?
Borson, tout penaud, se contenta de regarder le bout de ses chaussures comme un enfant qui aurait perdu son goûter. Le détective reprit :
_On voit très nettement qu'il manque quatre lamelles de bois ce qui ne peut signifier qu'une seule chose : celui qui a fait ça possédait des griffes.
_Ho !
Borson était abasourdi par la maîtrise totale de Shmolz : aucun indice, si infime fut-il n'échappait à son regard acéré.
_Mais ce n'est pas pas tout, poursuivi Shmolz. Notre visiteur du soir a laissé un autre indice.
Le grand demi-elfe au corps d'escogriffe entraîna son ami dans l'escalier grinçant qui menait à l'étage supérieur. Là, dans une sorte de petite cuisine, gisaient les cadavres de deux gardes (un demi-orque et un humanoïde couverts de poils) toujours assis, mais la face aplati contre la table, plusieurs cartes à jouer avaient étés noyées dans la mare de sang qui emplissait toute la pièce. Une odeur d'alcool flottait dans l'air.
_Pas étonnant qu'ils se soient fait tuer comme des bleus ! dit Borson qui voulait se donner un air courageux, mais dont la voix se faisait toute petite face au spectacle macabre qui s'offrait à lui.
_Ils étaient probablement endormis, poursuivit-il, ils ont dû boire plus que de raison, tenter une partie de carte et voilà !
_Une théorie réconfortante pour les gardes les plus sérieux, mais ces deux victimes ne sont aucunement responsables de leur état. Voyez-vous ces cartes Borson ? Il s'agit du Duel Multiversel, un jeu inventé par l'un des Archidiacres de la déesse Rungda. Les parties exigent une certaine concentration, chose impossible sous l'emprise d'une forte dose d'alcool. Ils ont étés assassinés par un individus relativement fort, surtout en ce qui concerne le Vroki.
_Vous voulez dire la boule de poils, là ?
_Cette boule de poils est un Vroki, plus précisément nous avons ici affaire à un alpin-seigneur de la famille des Morlack, une sous-espèce dont la plupart des membres ont développé une résistance accrue à l'alcool, qu'ils consomment en quantité importante, particulièrement lors des mariages.
Le prodigieux savoir de Shmolz ne se limitait pas à des connaissances sur les opiacés ou la musique mais touchait toutes les disciplines, tous les arts du Multivers même les plus obscurs.
Le détective et son acolyte de toujours revinrent sur leurs pas, au rez-de-chaussée, et se rapprochèrent du soldat de l’Harmonium.
_Résumons la situation Borson. Le but de toutes ces manœuvres morbides n’était pas de voler (et vous constaterez en demandant à notre ami ici présent que les biens disparus étaient de faible valeur). Notre coupable est un individu puissant, capable d'arracher une clenche de porte avec facilité. Il possède des griffes mais pas suffisamment aiguisées pour s'en servir comme d'une arme. Il est sanguinaire mais silencieux, et bien qu'il ne soit pas particulièrement intelligent il maîtrise les techniques et stratégies de la Guilde des Assassins.
Le visage de Borson devint tout pâle.
_Un Gobelours ?
_Elémentaire ! Mais ce n'est pas le pire. Savez-vous que des escouades de l'Harmonium patrouillent régulièrement dans ces rues ? Et savez-vous ce qui pourrait pousser un garde à ouvrir la porte de cette demeure sans craindre d'être assassiné ?
Le puzzle sanglant se rassemblait, à mesure que l'esprit lent mais déterminé du docteur Borson reconstituait tous les évènements. Un Gobelours engagé par l'Harmonium et membre de la terrible Guilde des Assassins !
_Mais je ne comprends pas, fit le soldat, lui aussi estomaqué par ces révélations, pourquoi avoir attaché ce gars là, si c'est pour l'égorger ensuite ?
Shmolz était visiblement agacé de répondre à cette question mais son savoir-vivre de gentleman de la Cage lui intimait de répondre de manière courtoise.
_Une coutume assez courante dans certains milieux, surtout celui des assassins professionnels qui, devant improviser, font passer un meurtre pour un simple cambriolage ayant mal tourné. Cela nous est d’ailleurs confirmé par le vol de bijoux et objets de piètre qualité. Mais vous devriez le savoir, vous qui êtes milicien.
Le milicien, blessé dans sa fierté, se contenta de grommeler un début d’insulte.
L'esprit analytique supérieur de Herioch Shmolz était proprement époustouflant. Après tant d'années il était encore capable de surprendre ses auditeurs par la force de ses démonstrations imparables. Qu'un individu si remarquable et si précieux aide l'Harmonium était le signe que le Multivers tournait rond et que les citoyens de la Cage pouvaient dormir sur leurs deux oreilles (ou plus).
_À présent il va nous falloir entrer dans les méandres d'une lutte secrète qui dure depuis des décennies. J'ai le sentiment, mon cher Borson, que nous venons enfin de trouver une enquête intéressante.
Le brave docteur s'épongea le front. La dernière "enquête intéressante" en date, celle des Chandeliers Maudits, avait nécessité un voyage à travers le Baator, où seul l'intellect impressionnant de Shmolz, son flegme et ses redoutables techniques d'escrime avaient permis aux deux compères de s'en sortir vivants.
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"The crime is life, the sentence is death !"